Storytelling et géographie : une histoire à géométrie variable

EarthVous avez remarqué ? Chaque fois que l’on rencontre un compatriote dans un pays étranger, on ne peut s’empêcher de commencer l’échange par « tu es d’où ? »
Selon la réponse des personnes en présence (qu’elles soient touristes ou expatriées), la suite de la conversion évolue par strates, par sous-couches ou paliers, comme vous voulez.

Tu es d’où ?

Pour peu que deux interlocuteurs soient Bretons  – ce qui ne serait pas vraiment une surprise – arrive une deuxième question, plus intéressée : « De quel patelin ? »
Si les deux réponses identifient deux communes situées dans le même département, alors vous voyez soudain ces personnes entrer presque en transe, du moins faisant apparaître une excitation non dissimulée.

Parfois, la démarche suivante est de calculer la distance entre les deux communes… Il peut y avoir de grandes différences de culture, d’état d’esprit et d’histoire entre deux villages distants de 4 km… d’où parfois des rivalités, ancestrales ou non, malheureusement pas encore abordées partout sur le ton de l’humour.

Deux Bretons se rencontrant à Rennes et découvrant au cours d’une conversation qu’ils sont originaires du même « pai-isse », qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien que s’ils se découvrent d’un village proche situé dans un autre département de la Région, ou bien ayant un parent habitant dans le patelin de l’autre, alors la connivence est immédiate ! On se « reconnaît ».

Évidemment, ils vont aussitôt « enquêter » sur d’éventuelles connaissances communes… Commence alors une valse de noms, véritable répertoire oral, à la recherche d’un point commun, d’une personne connue. Il peut même se trouver que l’on se découvre cousins. Mais en Bretagne, on l’est tous, lol.

La conversation aborde ensuite tout un tas de sujets :
– « tu as connu ce café ? »
– « tu as su qu’ils avaient démoli l’ancienne Poste, pfff !  »
– « tu te souviens de machin, que devient-il ? » (tout le monde n’est pas sur les réseaux sociaux)
– « celui-là, il est mort l’année dernière. »
– « oh ! il devait être âgé, je me souviens encore de son père qui brandissait sa canne en l’air quand je passais à fond la caisse devant lui sur mon skateboard. » (exemple à peine autobiographique)…

Bref, tout un rapport lié à sa propre histoire, et touchant évidemment l’affectif. Cela se caractérise souvent d’ailleurs par une comparaison avec l’environnement où l’on a grandi et l’état actuel de cet environnement. Le « c’était mieux avant » fonctionne très bien dans ce cas. Comme si on avait toujours besoin de parler du plus lointain que l’on puisse se souvenir, son enfance, proche de la naissance, une période insouciante, marquante, déterminante. Souvent nostalgique.

La géographie comme levier du storytelling

Je veux en venir au fait que plus vous êtes originaire d’un même territoire, plus ce phénomène, qui touche au cœur, est proportionnel sur un plan géographique : par exemple, deux Français se rencontrant sur la plage de Biarritz, vont se demander d’abord de « quelle région » ils viennent. S’ils se découvrent tous deux Alsaciens, le rapprochement affectif se fera, jusqu’à une certaine solidarité.

On se sent plus proches grâce à des repères communs (environnement, culture).

Si vous vous baladez à New York et que vous tombez sur des Français, vous ne serez pas étonné. Mais si vous êtes comme eux, de la même Région en France (exemple « au hasard », la Bretagne)… cela apporte de l’intérêt. Cela pique la curiosité et l’on cherche à en savoir plus puisque l’on connaît bien la région.

Si vous êtes maintenant au fin fond de la Mongolie et que vous rencontrez un Français, alors l’émotion va fonctionner tout de suite, car la distance, l’éloignement et surtout la fréquentation du lieu géographique fera la différence. La surprise et l’affectif seront plus importants, l’émotion plus vive. Qui plus est, vous pourrez parler dans votre langue maternelle. Vous êtes du même pays européen, et en raison de l’éloignement important du moment, cela suffit à vous sentir proches, quelle que soit votre région française d’origine.

Plus vous êtes éloigné de chez vous, de vos racines, et plus vous êtes isolé, plus vous avez besoin de raconter d’où vous venez.

C’est aussi là que je voulais en venir : vous avez besoin de raconter votre histoire et d’entendre celle de l’autre, à la recherche inconsciente d’un point commun, voire de plusieurs.

C’est très humain, cette quête de repères. La plupart des gens sont curieux de nature. Ces questions posées à l’autre s’effectuent à la fois pour se situer et surtout pour se rassurer, avec peut-être même, en filigrane, un instinct grégaire.

Histoire de racines

Être de quelque part se mesure donc au niveau des rencontres, des échanges.

Mais au fond qu’est-ce que ça veut dire ? Où sont les limites, les frontières ? Eh bien ces dernières peuvent être très élastiques. C’est le déplacement sur cette planète, qui rend compte de cela. La dimension varie, mais l’émotion reste intacte.
C’est comme s’il y avait un besoin de se raconter, sous-tendu par un besoin de se rassurer.

Si vous n’êtes pas nomade : pour deux personnes habitant à l’année deux villages distants de 2 km (dont les territoires se touchent), le fait de se croiser est une banalité. Vous pouvez très bien avoir des animosités historiques, comme je l’ai dit plus haut (je ne citerai pas de noms, les exemples se comptent par milliers). On parle encore, dans certains coins, de « querelles de clochers ». Cela va même jusqu’à émettre un « il n’est pas d’ici » au sujet d’un voisin n’habitant pas la même commune, pourtant proche !

Or, tout cela est très relatif car très élastique. Si ces deux voisins de villages se rencontraient à Paris, par exemple, leur réaction serait de se sourire, simplement du fait de voir un visage familier qui vous renvoie à votre « pai-isse ».

Le cœur (l’affectif) lié à la terre, à l’endroit d’où l’on vient, fonctionne comme une relation à géométrie variable, proportionnelle à la distance qui vous sépare de vos racines ou de votre adresse du moment. Et soudain, plus d’animosité, on devient solidaires, et quasi proches, parce qu’on est loin de chez soi…

Si vous êtes un grand nomade depuis tout petit et que vous n’avez pas à proprement parler d’attaches géographiques (peut-être même pas d’attaches familiales), ou pire, si vous avez été déraciné(e) par la force des choses, par l’histoire, pour raisons économiques, climatiques, politiques, ou pour un tas d’autres raisons, alors la seule question qui fera le lien se rapportera au lieu de naissance…

Cette question dissimule encore une autre dimension, tout aussi affective. Comme si le lieu de naissance était ancré en soi comme un sceau plus important que le reste. Cela peut sembler logique dans la mesure où le lieu de notre naissance est quand même le début de notre histoire humaine.

Par exemple, si vous n’avez rien en commun avec les origines de votre interlocuteur mais que vous finissez par apprendre qu’il est né exactement au même endroit que vous… Quel point de contact affectif tout à coup !

Tu es né(e) où ?

ID-100103627Ce qui est amusant, c’est lorsque vous discutez avec une personne qui vous dit « je suis né(e) à Paris » : l’investigation se porte alors immédiatement sur l’arrondissement, et encore mieux, sur l’hôpital ou la clinique. (Cela fonctionne bien sûr avec toutes les villes du monde.)

Je souris à cette évocation, car cela m’arrive assez régulièrement et je vis alors parfois un phénomène étrange : il se trouve que je suis née à la Clinique du Belvédère (à l’époque Paris 16e, derrière le Parc des Princes, adresse revenue à Boulogne après reconfiguration des plans).

Or, dès que je prononce ce nom, et alors que cette clinique historique a fermé en 2003, pour peu que la personne avec qui j’échange mais que je ne connais pas du tout, soit née au même endroit, survient alors des deux côtés une excitation digne des danses indiennes. Cela va jusqu’à se taper dans la paume… Rituel curieux et absolument indicible. Comme si l’on se reconnaissait. Vous imaginez un club des natifs de la Clinique du Belvédère ?

La même chose existe pour les personnes nées à l’Hôpital Américain (Neuilly). Quand un « Belvédère » rencontre un « Américain » ? Ah ben non, attention, ce n’est pas pareil. 😉

Tout cela pour dire  que le fait de raconter ses « racines » semble être un véritable besoin, comme si l’on cherchait une reconnaissance, une façon de se prouver que l’on vit, que l’on fait partie de la même planète, que l’on est comme l’autre, de s’en rapprocher peut-être ?

Enfin, on peut aussi être né quelque part sans y avoir grandi et sentir que ses racines sont ailleurs. Cela dépend des gens. Le « je suis de… » est un choix affectif plus souvent relié à l’endroit que l’on aime ou que l’on a aimé pour y avoir vécu longtemps.

Quoi qu’il en soit, deux choses sont évidentes : premièrement, on est tous Terriens ; deuxièmement, le storytelling est une manière de communiquer qui n’est pas prête de disparaître. On peut quasiment parler de besoin vital.

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