Se « décraniser » pour mieux réfléchir

Le monde sur mon écran

Depuis toute petite, j’ai toujours beaucoup lu, mais en un peu plus d’une décennie, je suis passée sans m’en rendre compte presque totalement du papier à l’écran.

M’étant mise à lire l’information sur Internet, je suis devenue une internaute très addictive. Inutile de dire qu’avec le fulgurant développement des réseaux sociaux, où une présence minimale est indispensable – sinon à quoi bon ouvrir un compte (que ce soit sur face de bouc émissaire, moineau bleu, gogol 1er, images épinglées ou autre lien branché) –, une chronophagie additionnée d’une approche multitâche se sont emparées d’un pan non négligeable de mon existence… occupée en outre par un travail professionnel entièrement sur écran. Avec le risque que ledit écran se transforme peu à peu en véritable « attrape-mouche », dont on ne puisse plus décoller.

Multitâche ou concentration : quantité ou qualité 

J’en suis venue à constater à mon grand désarroi, que je lisais moins ; entendez par là que je n’arrivais plus à me plonger dans un livre (imprimé) du début à la fin, et ce non seulement par manque de temps, mais également par manque de concentration, en proie au sentiment étrange d’un désordre neuronal provenant sans nul doute de mon activité frénétiquement écranique.

Lire un très long texte avec attention demande de la concentration. Or, cette dernière était toujours là mais avait changé de forme, elle était devenue fluide, versatile. J’ai d’ailleurs la nette impression que mon cerveau a changé (précisons que je surfe depuis plus de quinze ans).

À force de passer d’une fenêtre à l’autre comme si je ne voulais rien manquer en temps et en heure de l’actu, des tweets, des e-mails, et soucieuse de veille, le tout sur un plan à la fois professionnel et personnel, je me suis mise à vivre avec mon écran extra large. Ni très romantique ni surtout pratique.
Mais le smartphone et la tablette ne sont pas mes amis considérant que l’on se crève les yeux (surtout sur le premier) et que l’on ne peut avoir une vision d’ensemble…

Cette propension à faire plusieurs choses à la fois – en sollicitant durement mes iris au passage – m’apportait un état presque jouissif (n’ayons pas peur des mots), sous-entendu « je contrôle tout et pense gagner du temps en faisant plusieurs choses à la fois« … le second sous-entendu étant « je maîtrise le temps en le remplissant un maximum« .

Ce même état dans lequel je sentais que je tombais était d’autant plus étonnant que jusque-là, j’étais plutôt calme et zen. J’avais même l’impression d’avoir perdu en route du vocabulaire, ce qui peut sembler paradoxal au vu de l’immensité textuelle qu’offre la toile !

Heureusement, ce n’est qu’une impression. En réalité, c’est la précision de ma mémoire qui semblait faire défaut.

De l’infobésité à l’imagobésité

Pinterest, pour ne pas le nommer, est une plateforme elle aussi logiquement chronophage. Cette fois, celle-ci ajoute à l’infobésité ce que j’appelle l’imagobésité.

Question : à se remplir les yeux d’images de toutes sortes, que reste-t-il ? Qu’en retient-on vraiment (outre une fatigue oculaire) ? En résumé : à quoi cela sert-il vraiment ?

Un autre constat est qu’on ne peut tout ingurgiter. Son propre cerveau et le disque dur qu’est le Web doivent trouver une cohabitation dans un espace où le temps n’est pas négociable.

Un article du magazine CLES explique bien le phénomène, ou encore cet article qui souligne tout aussi clairement la relation entre infobésité et concentration. Je ne suis pas sûre que le cerveau s’adapte pour le meilleur.

Visuels par-ci, contenus par-là, on en vient nécessairement à picorer. Mais en picorant, on ne fait que survoler.

Que retient-on alors exactement ? Une idée, un titre, une image, un commentaire, une phrase, une actu éphémère aussitôt oubliée, voire un unique mot-clé ? 
De la matière certes, mais un peu en vrac finalement. Quid de la pensée, de la vraie réflexion de fond ?

Histoire d’une  joie retrouvée

C’est ici qu’arrive mon anecdote à l’origine de ce billet : l’autre soir, je vais me coucher en m’obligeant à ne pas m’endormir avec la radio. C’est alors que je me rends compte qu’une bibliothèque classique est en train de prendre la poussière juste derrière ma tête de lit.

Aussitôt, j’en dégage le premier livre qui m’attire, à la couverture orange : il s’agit d’un numéro de La Revue des Deux Mondes datant de l’automne 2000 (oui, cette date fait sourire aujourd’hui).
 Quelle merveille ! Quel trésor j’ai à portée de main – et non plus à portée de clic. Il s’agit de la plus vieille revue d’Europe, née en 1829… Je l’ouvre au hasard (on ne perd pas ses mauvaises habitudes) et me mets à lire ; aussitôt, je prends de la hauteur et une certaine émotion s’empare de moi.

Entre nous, le nom de cette publication est toujours aussi moderne ; ainsi aujourd’hui pouvons-nous l’adapter au sens à la fois du monde réel et du monde virtuel. Pour ceux qui ne la connaissent pas, cette revue offre chaque mois réflexions ou points de vue autour d’un thème de base à des invités de passage, issus de divers horizons.

C’est ainsi que je tombe entre autres sur Koïchiro Matsuura, Edgar Morin, Albert Jacquard et sur l’un de mes grands poètes préférés mais que j’avais relégué, quelle honte, aux oubliettes, Jean Orizet… 

Je me suis donc mise dans un état réceptif de silence en prenant le temps de la lecture, et de l’absorption de la richesse de réflexion qui s’en dégageait. En refermant l’ouvrage le lendemain matin, m’étant endormie dessus, j’ai eu l’heureuse sensation de ne pas avoir perdu mon temps.

Deux disques durs, plusieurs mémoires, une seule vie

Cette expérience m’a placée devant une réalité : le fait de souffrir de ne plus lire comme avant, tant j’ai l’impression d’être devenue écranique.
Or, je me suis aperçu que le fait de me concentrer difficilement sur les paragraphes linéaires d’un vrai bouquin (sur papier) est apparu au moment où j’ai commencé à tweeter, il y a plus d’un an et demi.
Ce réseau m’a d’autant plus séduite que je suis depuis toujours une passionnée d’information et de partage de celle-ci.

Cette plateforme m’a donc tout de suite accrochée, à tel point que j’ai aujourd’hui plusieurs comptes. Mais la vérité est que mon temps d’activité quotidienne – mon temps de vie tout court – s’est vu peu à peu accaparé par une veille supplémentaire en vue de tweeter et/ou de retweeter.

Ce n’est donc pas Internet qui était en train de me rendre chèvre, mais mon addiction à un réseau social.

Quand le réseau social rend asocial

Ainsi ai-je pris conscience que le dernier réseau social auquel j’ai adhéré – Twitter en l’occurrence – avait insidieusement attiré dans une spirale chronophage l’ensemble de mon planning journalier.

Le constat est sans appel : je me suis aperçu que je mettais deux fois plus de temps à réaliser quelque chose ! Ce bouffeur de temps m’envoyait tout droit vers la case déprime (pourtant très loin de ma nature), voire au bord du burn-out ! Pire, je ne sortais plus, et finissais par ne plus voir personne. Allais-je devenir asociale ?

J’en déduis aujourd’hui que mon expérience de ce que l’on appelle le multitasking s’est avéré d’une magnifique contre-production. Moi qui suis une fervente partisane de la qualité, voici que la quantité a failli m’en éloigner ! Il faut être raisonnable : il est hors de question que je frôle un désordre psychique.

Alors une chose à la fois et non seulement les moutons seront bien gardés, mais l’efficacité de la pensée et de la réflexion retrouvera sa jeunesse et néanmoins pertinence. Car tout est évidemment dans la mesure de l’usage que l’on fait des outils.

Trouver la force de se « détwittéiser »

Faut-il se décraniser (pardon pour ce néologisme) ? Plus facile à dire qu’à faire.
 Cela me fait penser au dernier ouvrage de Thierry Crouzet « J’ai débranché » qui traite du sujet. Je ne l’ai pas encore lu sachant par avance que je ne peux débrancher plus de deux jours.

Inutile de m’offrir une frustration supplémentaire alors que le rêve serait justement de pouvoir se « décraniser » pour retrouver la vraie vie, la nature, les sens, ô combien plus importants.

Pour l’instant, et maintenant que j’ai mis des mots sur ce phénomène vécu de l’intérieur, je réfléchis à comment me sevrer de l’oiseau bleu (car même en organisant ses activités en ligne, le temps consacré reste le même au final).

Et comme dirait Monsieur de Lapalisse, pendant ce temps, on ne fait pas autre chose. Je mène donc un auto-coaching psychologique pour délaisser une pratique chronophage et finalement pas si utile que cela en ce qui me concerne, puisque les tweets que je vois passer véhiculent des infos dont j’ai souvent pris connaissance bien avant, de mon côté, par de la veille, et dont j’ai tweeté certaines la première, quelques heures, jours, voire semaines auparavant !

J’ai d’ailleurs observé que, tout bien considéré, 90 % du flux de mes abonnements ne m’apportaient pas grand-chose au final, sachant aussi qu’un abonné qui suit des milliers de comptes ne peut pas tout lire.

Par conséquent entre la volonté de transmettre, de partager une info que l’on pense utile, et sa probabilité pour qu’elle soit lue, la pertinence devient quand même très aléatoire – même quand les heures sont soi–disant bonnes…

Je tente donc de retrouver du temps plus utile en diminuant ma lecture de Twitter (mais ni ma présence, ni mon twittage) pour revenir j’allais dire à la vraie vie, en tout cas à une lecture, plus calme et linéaire, par exemple de mes poètes préférés, mon jardin secret étant la poésie ; une nourriture certes plus lente mais au combien plus riche à l’arrivée !

Antagonisme (aparté)

Cependant, il n’y a pas que l’addiction à Internet – blog, message, veille, etc. – qui peut créer la sensation de perdre une certaine forme de mémoire et d’avoir parfois un cerveau comme une grosse bouillie. Il y a également une approche apparue dès le début : le lien hypertexte…

Formidable enrichissement sur le plan de l’information, cette technique propre à l’HTML est aussi responsable d’une déconcentration puisqu’elle nous pousse à butiner, à sortir d’un texte que nous étions en train de lire. Et cette addition de liens vers une nouvelle information que notre cerveau va devoir ingurgiter vient automatiquement nourrir l’infobésité.

Mais tout ceci est plus subtile, voire pervers : le fait de savoir que tout est archivé, « retrouvable » facilement, nous pousse inconsciemment à ne plus faire l’effort de mémoire, comme si Internet était devenu une excroissance de notre cerveau, idée maintenant avérée qui n’apporte donc aucun scoop.

Le temps de la réflexion

Contrairement à la toute jeune génération très arbitrairement nommée Y, j’ai vécu des années conséquentes AVANT Internet et les réseaux sociaux, durant lesquelles le temps était pris de se cultiver en profondeur, de réfléchir en long et en large, d’appliquer son esprit critique, le tout sans interruption intempestive et néanmoins technologique toutes les deux minutes.

Ayant connu deux ères, j’ai presque envie de dire que j’ai « deux cultures ». Je sais que je peux non pas revenir en arrière, mais retrouver à la fois mes moyens, ma distance, mon état « d’avant » et un plaisir accompagné d’une pensée structurée face à la vacuité du monde.

Mais qu’en est-il de ceux qui sont nés avec la toile, qui n’ont donc connu que le zapping, la société de l’image et de l’écran qui fait tout ?… La patience dans un monde qui pousse bêtement et dangereusement à aller toujours plus vite, est une notion qui devient rare et pourtant nécessaire pour ne pas s’égarer.

C’est pour cette raison que je reste dubitative quant à la pertinence de leur réflexion, liée aussi à l’observation et surtout à l’attention.

Car c’est bien beau d’innover, que ce soit avec Leap, ou pour aider le cerveau à faire deux choses à la fois (sic), mais est-ce que cela change le monde réellement ? Je veux dire par là, on affine les outils, on veut toujours aller plus vite, on s’amuse bien avec des gadgets technologiques, des applis, mais finalement où sont les solutions aux problèmes de la planète ?

Comme pour ces centaines d’infos qui coulent sur Twitter dont on prend connaissance rapidement. Très bien, mais après, qu’en fait-on exactement ? S’en sert-on vraiment pour changer le monde ? A priori, la planète est plus que jamais polluée, des gens meurent toujours de faim…

La forme des moyens de communication a changé mais est-ce vraiment pertinent ? Cela apporte-t-il un réel progrès pour l’humanité ?
Une simple observation du monde indique que nous sommes bien face à un gap entre les technologies développées et leur sens. Sans parler des défis climatiques qui nous réservent un « joyeux » avenir…

Quel que soit le support (et sa vitesse performante), c’est toujours le fond qui compte, ce que l’on en fait. Quand l’homo sapiens sapiens créait des outils, ils étaient vraiment utiles, pour sa survie. Aujourd’hui, c’est comme si la conscience s’était arrêtée en route, sur le bord du chemin qui mène au « marché »…

Dernière chose : je sais qu’un billet aussi long ne s’appelle plus un billet, mais il faut bien faire le tour des choses et vous savez comme moi que tout est lié. Alors je remercie les lecteurs qui seront arrivés au bout de ces lignes.

Allez, je vous laisse, provisoirement, ayant déjà repéré dans ma biblio en dur, un essai de Marcel de Corte que j’ai envie de relire : « La fin d’une civilisation« .

P. S. : ironie de l’histoire, je vais devoir tweeter cet article si je veux vous en faire profiter.

photo : a. ropion.

10 réflexions sur “Se « décraniser » pour mieux réfléchir

  1. Thierry Crouzet Mai 23, 2012 / 7:29

    Tu sais, j’ai écrit mener mon expérience pour donner une chance à d’autres de la vivre par procuration… parce que presque personne ne peut couper aussi longtemps que moi… le plus étonnant c’est de retrouver le corps et toutes les sensations qu’il nous envoie quand on n’est pas sur écran.

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    • Scribulle Mai 23, 2012 / 8:40

      Bonjour Thierry. Merci pour ton commentaire. C’est vrai, le risque est de perdre le contact avec la nature, dont on vient, de s’éloigner de soi. En fait (il y a toujours une raison à tout), un deuil familial m’a poussée à surfer sans arrêt probablement pour ne plus penser… Je te rassure, le week-end, je retrouve entre autres le sable, la lune, les arbres et les oiseaux avec qui je parle. Ouf. C’est pour cela que mon cas est je pense passager. #indien Si l’on veut arrêter, il vaut mieux trouver un métier, manuel par exemple, intérieur ou extérieur, qui ne sollicite pas ou très peu un écran. Notre génération (ma route a démarré en 66) ayant pas mal connu « avant », il est normal que nous ayons la nostalgie d’une certaine lenteur sans stress et avec d’autres sensations en effet. Je m’inquiète de croiser beaucoup de jeunes gens dont on ne voit plus les yeux mais seulement les cheveux… Je vais lire ton livre, évidemment curieuse de voir comment cela s’est passé !

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  2. fish Mai 23, 2012 / 8:13

    Merci pour ton texte!
    un proverbe d’écrivain dit que le plus dur n’est pas d’écrire mais de s’asseoir à sa table d’écriture, je retrouve un peu la même sensation pour la lecture de livre en concurrence avec le web. le plus dur est de s’asseoir et de prendre un livre entre les mains.
    Complètement d’accord sur l’imagobésité, même réflexion hier en lézardant sur flickr avec une quantité de photos magnifiques, mais, sans retrouver l’impression laissée par des paysages visités on arrive à une sorte d’écoeurement à faire défiler tant de beauté. le cerveau a besoin des sensations du corps pour profiter d’un paysage, son souvenir numérique n’a peut-être de valeur réelle que pour celui qui en a été l’obturateur… ça me semble différent pour les photos mettant en scène de personnes.

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    • Scribulle Mai 23, 2012 / 8:37

      Merci @fish pour ton commentaire. C’est un bon parallèle en effet.
      J’avais oublié flickr, qui propose une overdose d’images. Mais, tout comme pour la peinture, l’écran, fait écran et ôte ainsi tout rapport direct. Rien ne vaut un musée – sans audiophone (l’art ne s’explique pas mais se ressent !) et sans brouhaha de touristes si possible. Pour que la magie opère, il faut un contexte, un moment, un silence, une réceptivité, un tas de facteurs qui vont rendre une sensation forte, magique. C’est de plus en plus rare de nos jours car soit on n’est pas assez détendus, soit on n’arrive pas à avoir un temps très long, à soi, et un silence total surtout (je parle des sons humains).

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  3. Scribulle août 12, 2012 / 12:31

    Ce jour, je lis cette petite information, qui vient apporter de l’eau au moulin de l’idée selon laquelle toute médaille a son revers. http://bit.ly/MV811e #mémoire #cerveau #intellect #internet

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  4. Scribulle Mai 2, 2013 / 5:49

    Encore un article lu ce jour sur Rue89 et qui rejoint le sentiment que je décris… Le titre de l’article dit tout : « Mon cerveau d’avant Internet me manque de plus en plus » http://bit.ly/14IhYew

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